Non, le ciment romain n’était pas supérieur au nôtre

Emmanuel Monnier, le 14/11/2025

L’idée revient à intervalle régulier, telle une marée bretonne, dans la presse grand public d’information scientifique : les Romains auraient su construire, en leur temps, des ciments bien plus résistants que ceux que nous serions capables de produire aujourd’hui. L’histoire est belle, et les preuves qui l’appuient semblent à première vue imparables. Deux mille ans après avoir été construits, certains monuments que les Romains nous ont légués ne sont-ils pas encore debout, que ce soit le pont du Gard ou la coupole du Panthéon à Rome ? Et ce, alors que nos bétons actuels ne dureront guère plus de 150 ans ans environ avant de faiblir et d’être rénovés en profondeur. Il n’est qu’à voir l’état de n’importe quel ouvrage construit au XXe siècle – avant rénovation - pour se convaincre qu’on ne saurait décidément plus rien construire qui dure.

La recette utilisée par les Romains, codifiée par l’architecte Vitruve il y a près de deux mille ans dans son De Architectura, est en grande partie connue. Elle repose notamment sur l’ajout de pouzzolane, une roche volcanique originaire de la région de Pouzzoles. Cette roche, en s’hydratant très lentement, permet à la chaux éteinte de se carbonater en surface et de former une croûte protectrice. Résultat ? Plusieurs ouvrages en ciment romain, immergés dans les ports de Carthage, d’Alexandrie ou de Césarée, sont restés sans dégradation majeure jusqu’à aujourd’hui, comme ont pu le constater différentes études scientifiques.

De leur côté, les experts en travaux publics ne cachent pas que leurs bétons ne tiendront guère au-delà de deux cents ans. Mais la résistance mécanique éphémère des bétons d’aujourd’hui est clairement assumée. Presque volontaire. « Vendre le ciment romain comme un matériau mieux conçu que les ciments actuels n’a pas de sens », assène Alexandre Dauzères, expert en béton au Laboratoire d’étude et de recherche sur les transferts et les interactions dans les sous-sols (LETIS) de l’Autorité de sûreté nucléaire et de radioprotection (ASNR). Pourquoi ? « Parce qu’on ne demande tout simplement pas aux bétons d’aujourd’hui de jouer le même rôle. » L’objectif d’un ouvrage actuel n’est pas, en effet, de durer mille ans. Le viaduc de Millau, par exemple, a été conçu pour durer 120 ans. «  Ce qu’on demande au béton d’aujourd’hui, et à tout le génie civil, c’est d’avoir une résistance mécanique très élevée, bien plus qu’il y a deux mille ans, pendant toute la phase opérationnelle de l’ouvrage. Qu’il ne remplisse plus ses fonctions au-delà de cette période n’est pas un problème, c’est de toute façon prévu », souligne l’expert. De fait, aucune structure contemporaine n’est véritablement conçue pour durer plus d’un siècle. D’aucuns pourraient le regretter, mais c’est un choix. Les maîtres d’œuvre préfèrent une structure beaucoup plus solide mécaniquement, mais moins durable. Ce qui conduit à armer le béton, c’est-à-dire à couler dedans des tiges en acier. Un procédé qui lui assure une résistance qu’aucun ciment romain n’a jamais eue. Mais il y a un prix à payer, car le dioxyde de carbone de l’air réagit avec le ciment (qu’il soit romain ou actuel) et crée des microfissurations. L’oxygène s’engouffre dans ces fissures, et réagit à son tour avec la ferraille et la corrode. La rouille va finir par faire gonfler le béton et le craqueler. « A moyen terme, tout béton armé est donc voué à corroder et à s’effondrer. Si les romains avaient visé une réponse mécanique du même ordre, avec des des armatures en fer, leurs ouvrages auraient très certainement disparu », conclut Alexandre Dauzères. Inversement, comme le souligne Jean-Michel Torrenti, professeur à l’Ecole nationale des ponts et chaussée, « une structure en béton d’aujourd’hui, sans armature, sera vraisemblablement toujours debout dans mille ans, car le béton est un matériau très stable ».

Ne peut-on pas avoir à la fois la résistance mécanique accrue du béton armé, et des propriétés conservées plusieurs siècles ? De fait, il existe déjà des bétons armés avec de l’acier inox ou des armatures composites. « Mais cela reste encore peu développé et relativement cher », prévient Jean-Michel Torrenti.

Pour le projet Cigéo, prévu pour stocker à proximité de Bure, dans la Meuse, pendant des milliers d’années, des déchets hautement radioactifs, l’Agence nationale pour la gestion des déchets radioactifs (Andra) conçoit de son côté des bétons moins alcalins, capables de durer bien plus longtemps qu’un siècle, et qui sauront affronter au moins aussi bien que ses homologues antiques l’épreuve du temps. Des études s’appuient certes sur l’évolution observée des ciments romains pour aider à simuler le comportement de ce matériau à l’échelle du millénaire. Et Jean-Michel Torrenti concède que « l’utilisation d’additions comme les argiles calcinées [à l’instar des pouzzolanes, ndlr] est une voie moderne pour diminuer l’impact environnemental du ciment », car elles diminuent les émissions de carbone lors de la fabrication du ciment. Mais les scientifiques d’aujourd’hui n’attendent sûrement pas des ingénieurs de César le secret d’un béton plus durable.

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