Quand j’ai rencontré Martine, il y a quelques mois, elle m’a fait part d’une passion dévorante : deux heures par jour, cette retraitée dynamique surfe sur internet, parcourt des milliers d’archives dont certaines datent de plusieurs siècles. Comme tant d’autres, elle s’est lancée dans son arbre généalogique. « C’est devenu complètement addictif. Je m’oblige à mettre une alarme sur mon téléphone pour ne pas y passer mes journées », me confiait-elle.
Régulièrement, elle fait le point avec une dizaine d’autres mordus de la Guilde 2 Bessan, une association qui reconstitue l’histoire de leur village héraultais, de son patrimoine et de ses vieilles familles dont les liens s’entrecroisent. Quand je me rends à l’une de leurs réunion, je dresse aussitôt un constat : la moyenne d’âge y est... plutôt élevée. « C’est rare d’avoir des jeunes, reconnaît volontiers Mathieu Laval-Mas, son – encore fringuant - président. Parce que la généalogie prend beaucoup de temps. Et parce qu’avec l’âge vient le désir de transmettre quelque chose, une histoire, à ses enfants et à ses petits-enfants, qu’ils continueront peut-être à leur tour. Remonter ses ancêtres sur plusieurs siècles, se raccrocher à des racines concrètes, ça rassure dans un monde qui nous dépasse et qui va trop vite, ça donne un sens, on se sent un maillon de cette longue chaîne qu’est l’histoire de sa famille. »
Muriel, la coordinatrice du groupe, a toujours ressenti ce besoin de mettre un peu de chair sur les portraits qui ornaient les tombes où elle déposait des fleurs à la Toussaint. « C’est toutes leurs histoires qui ont fait que je suis là aujourd’hui », acquiesce-t-elle face à moi.
Amputée d'une partie de moi
Je m’en rends vite compte : chacun a ses propres raisons de consacrer ses journées à « gratter le passé ». Véronique s’y est mise à la mort de ses parents. Christine voulait juste vérifier une légende familiale : « On m’a toujours dit que mes arrière-grand-parents étaient russes, que j’avais le tempérament slave et que je ressemblais à une slave ». Pur mythe, car la piste de ses ancêtres se perd jusqu’au 17e siècle en Moselle. Pour Sophie, c’est plus douloureux. Après 20 ans de recherches, elle ignore toujours tout de son grand-père venu d’Espagne, qui n’a laissé qu’un vieux carnet de circulation et dont même le nom, francisé, lui est inconnu. « Sur son acte de naissance il y a juste écrit : sujet espagnol. Ce vide, c’est comme si on m'avait amputé d'une partie de moi. Je me sens incomplète, comme s’il me manquait une jambe », soupire-t-elle. Elle ne trouvera la paix que quand son arbre sera enfin rééquilibré.
Toutes avouent continuer pour le goût de l’énigme. Pour le plaisir d’avancer, tel un détective, dans un interminable jeu de piste. De remplir obsessionnellement chaque case l’une après l’autre.
Combien sont-ils, en France, à partager cette passion ? Beaucoup. « Dans nos sociétés – et pas seulement en France, ce dont nous parlons s’observe dans toutes les sociétés occidentales – il existe une sorte d’obsession des origines », confirme dans ses écrits l’historien Michel Wieviorka. En 2010, une enquête Ipsos indiquait que près de 8 Français sur 10 s’intéressaient à leurs ancêtres, y compris les jeunes puisque 65 % des moins de 35 ans avaient fait quelques recherches.
L’engouement ne date pas d’hier. « Les archivistes se sont rendu compte, dès la moitié des années 1970, qu’ils voyaient de plus en plus de généalogistes », me raconte Jean Legrand, vice-président de la Fédération française de généalogie, qui regroupe 160 associations et près de 40 000 membres. Mais la tendance se poursuit, à mesure que l’accès aux actes de décès, de mariage et autres documents devient plus facile. La numérisation de toutes les archives, qui s’est accélérée dans les années 2010, a révolutionné les pratiques : la plupart sont aujourd’hui accessibles en ligne, gratuitement.
En quelques années, les généalogistes sont donc devenus des « généanautes », qui surfent sur d’immenses bases de données. Comme celle de la société Filae, qui a indexé l’intégralité de l’état civil français du XIXe siècle, tandis que Geneanet s’impose désormais comme le « Facebook des généalogistes ». Ce qui prenait auparavant des mois, voire des années, s’acquiert désormais en quelque clics.
Découvrir des "matchs"
Une autre révolution l’accompagne : celle des tests génétiques, que proposent en parallèle des sociétés privées. Toutes établies à l’étranger, puisque ces tests sont interdits en France lorsqu’ils ne sont pas réalisés à la demande d’un médecin ou d’un juge (aucune condamnation n’a cependant été prononcée malgré leur utilisation croissante). Profitant des énormes progrès réalisés en vingt ans dans les techniques de séquençage du génome, ces compagnies séquencent aujourd’hui votre ADN pour une centaine de dollars, à partir d’un simple prélèvement de salive. En 2020, après quelques années de croissance exponentielle, ces sociétés revendiquaient contenir dans leurs bases un total cumulé de plus de 35 millions d’ADN différents ! L’enthousiasme, depuis, s’est tassé, notamment en raison de craintes sur l’utilisation des données. Faute de retrouver le moindre indice sur son grand-père espagnol, Sophie est bien décidée à y avoir à son tour recours.
En comparant son ADN à celui de populations de référence sur toute la planète, le test lui indiquera dans quelles régions du monde vivaient ses ancêtres. Ce qui lui permettra de retracer l’histoire des migrations familiales. Mais Sophie espère plus. En comparant son ADN à celui des autres clients qui en ont accepté le principe, elle découvrira peut-être « des matchs », c’est-à-dire des taux de correspondances génétiques caractéristiques d’un oncle, d’une tante ou d’un cousin plus ou moins éloignés qui aura lui aussi confié son ADN. Et si son frère accepte de faire analyser son chromosome Y, qui se transmet de père en fils, Sophie remontera plus spécifiquement sa branche paternelle.
Se découvrira-t-elle un demi-frère ou une demi-sœur caché ? Les récits se multiplient, de géniteurs retrouvés ou démasqués via le hasard de ces tests. Une faille dans laquelle s’engouffrent ceux qui souffrent de ne pouvoir retrouver l’identité de leurs « parents biologiques ». Soit qu’ils aient été adoptés, nés sous X d’une mère qui n’a pas souhaité communiquer son nom, ou conçus à l’aide d’un don de sperme ou d’ovocyte dans le cadre d’une procréation médicalement assistée.
La règle en France a longtemps été stricte : cacher l’identité du donneur, ou de la mère qui n’a pas souhaité garder l’enfant. Leur anonymat était garanti et protégé par la loi. Une position devenue de plus en plus fragile avec la montée en puissance d’un « droit à connaître ses origines », que revendiquent une fois adultes des enfants conçus in vitro. « C’est un débat qui a pris de l’ampleur depuis une vingtaine d’années, avec progressivement l’idée que si vous ne savez pas d’où vous venez, cela vous empêcherait de vous construire en tant qu’adulte, et donc que cacher ses origines à un enfant serait lui faire violence », m’explique Sébastien Roux, directeur de recherche en sociologie au CNRS.
Tout le monde, bien sûr, veut « connaître ses origines ». Mais qu’entend-on précisément par là ? Voilà qui justement fait débat. « Dans tout récit des origines il y a de l’objectif et du subjectif », écrit Sophie Marinopoulos, psychologue et psychanalyste. L’histoire d’une naissance reste un mélange d’informations (je suis né ce jour-là, dans telle clinique) et de narration (mes parents m’avaient désiré… ou pas) construite avec la sensibilité de chacun.
Qui sont nos vrais parents?
Faut-il privilégier le récit juridique, qui reconnaît officiellement nos parents comme tels ? Le récit biologique, qui décrit de quels gamètes précises provient notre ADN ? Ou le récit psychique, librement construit par chacun, dans lequel nous identifions nous-mêmes qui sont nos « vrais » parents ? Faut-il par ailleurs tout dire et tout savoir ?
Certains, comme la psychanalyste Geneviève Delaisi de Parseval, prônent la transparence : « L’identité de tout sujet se construit par la capacité qu’il peut avoir de mettre en intrigue son passé, de traduire son histoire sous forme de récit ; encore faut-il pour cela que l’histoire ait un début… Une saine éthique de la reproduction suppose ainsi de pouvoir connaître l’identité de ceux qui ont participé à leur mise au monde », écrit-elle à propos des enfants nés par don de sperme ou d’ovocyte. Elle rappelle que ces enfants en quête d’origine disent surtout souffrir « que quelqu’un (une institution) en sache plus sur leur intimité qu’eux-mêmes. » Loin de se chercher un nouveau père dans le donneur, ils « semblent surtout curieux de lui (sa photo, ses motivations, le nombre de ses enfants), cette demande constituant pour eux un moyen de mieux se comprendre et d’étayer leur sentiment d’identité de façon plus stable. »
Mais d’autres, comme la psychologue et psychanalyste Sophie Marinopoulos préviennent que cette transparence n’est pas sans risque. « Les jeunes adultes qui se lancent dans la recherche de leurs géniteurs se retrouvent souvent face à des personnes qui leur disent : « Tu n’es pas dans ma vie… Je n’ai rien à te dire. » Leur déception est alors immense », rétorque-t-elle.
Que faire des révélations potentiellement déstabilisantes. « Dans le cas d’un accouchement sous X, apprendre par exemple qu’on est le fruit d’un viol incestueux n’est pas simple. La vérité ne fait pas nécessairement du bien », souligne Sébastien Roux. Le sociologue rappelle en outre une évidence : on n’entend toujours que ceux qui expriment bruyamment leur besoin. « Ceux qu’on n’entend pas, ce sont tous ceux qui sont concernés mais pour qui les origines ne sont pas une question, tous ceux qui n’ont pas de désir particulier à ce niveau-là. Comme ils restent silencieux, il est difficile de savoir combien ils sont et s’ils représentent une majorité ». Or, le fait de marteler publiquement un « droit à connaître ses origines » n’est pas neutre. « Des gens qui ne se posaient pas de questions commencent alors à le faire. Ce qui n’était pas un problème pour eux finit par le devenir », explique le sociologue.
Est-ce d’ailleurs un nouveau nom que ces enfants devenus grands ont besoin d’insérer dans le récit de leurs origines ? « Il faut entendre leur souffrance. Mais qu’est-ce qu’ils recherchent exactement ? Tout le monde fait comme si c’était évident, mais ça ne l’est pas. On peut expliquer à quelqu’un le processus de sa conception sans pour autant lui révéler le nom des participants. On peut entendre un besoin, une demande, et expliquer pourquoi on ne peut pas y répondre », note Sébastien Roux. Bref, l’« intérêt supérieur de l’enfant » auquel tout le monde se réfère n’est pas si simple à cerner.
La loi a tranché
La loi a néanmoins tranché : depuis le 1er septembre 2022, les enfants nés d’un don de gamètes pourront demander, une fois majeurs, à connaître l’identité du donneur, sa situation familiale et professionnelle, ses caractéristiques physiques et quelques informations jugées utiles comme ses motivations. Pour les dons réalisés avant, il faudra l’accord du donneur. «Le législateur a donc considéré que connaître ses origines était un droit, mais il ne faudrait pas que ce droit s’étende aux enfants nés sous X, car derrière il y a des femmes en situation de vulnérabilité qui ont elles aussi le droit d’être protégées, le droit d’accoucher sans être contraintes de devenir mères », rappelle Sébastien Roux.
Si ces débats suscitent tant d’émotions, c’est parce que l’origine, la filiation, est une question essentielle, existentielle. « La première socialisation qui existe, c’est la famille, m’explique au téléphone Laurent Barry, anthropologue et maître de conférence à l’Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS). On naît dans une famille, qu’on le veuille ou non. Avant même la naissance, les parents reconnaissent leur enfant comme tel, on peut dire qui sera son oncle, etc. C’est la première socialisation avant toutes les autres, qu’elles soient politiques, communautaires, religieuses, etc. » Il n’est donc pas surprenant qu’elle nous obsède un peu… Et il n’y aurait là-dedans rien de véritablement nouveaux. « Les mêmes questions se sont posées à toutes les époques, observe en effet Laurent Barry. La seule différence, c’est que la technologie n’interférait pas avec la parenté. » La technologie, mais aussi la science, qui a bousculé nos représentations de la famille. «Cette revendication actuelle d’un droit aux origines ne se comprend que par la biologisation croissante du modèle de la parenté », analyse l’anthropologue. Elle est l’aboutissement logique d’un bouleversement qui s’est opéré, dès la fin du 17e siècle, avec l’abandon du modèle chrétien du couple installé depuis des siècles.
A partir du 2e siècle, l’empire romain, en devenant chrétien, avait d’abord rompu avec un modèle familial basé sur le lignage, dans lequel dominait l’idée de clan : l’homme et la femme représentaient leurs clans respectifs, régis chacun par un patriarche qui avait tout pouvoir pour décider qui en faisait ou pas partie. Les Chrétiens lui ont substitué l’idée de couple, dans lequel le père et la mère formaient par le mariage un tout inséparable et indistinguable, « une même chair » (Una Caro). « Ce qui voulait dire que leur enfant serait forcément identique à l’un et à l’autre, puisque les deux parents étaient devenus identiques entre eux. Le couple devenait le fondement de la famille, indépendamment des enfants à naître. Et tout en découlait », explique Laurent Barry.
Un modèle qui s'effondre
A partir du 17e siècle, ce modèle s’effondre, sous la poussée de l’athéisme et des idées encyclopédiques des Lumières. « On a l’irruption des sciences dans les représentations de la famille. On commence à se poser des questions sur comment on fait physiologiquement les enfants », poursuit l’anthropologue. Spermatozoïdes d’un côté, théories ovistes de l’autre, on comprend que chacun des parents lègue matériellement quelque chose à l’enfant, sans encore trop savoir la part respective de l’un et de l’autre. Conséquence majeure : « Il n’y a plus de lien direct entre l’homme et la femme du couple. Le lien est tissé biologiquement par l’enfant », résume Laurent Barry. Et la Révolution française entérine cette nouvelle représentation. La génétique n’a fait ensuite que préciser la nature du legs biologique qui s’établit entre chaque parent et l’enfant, confortant un modèle qui a pris le pas sur tous les autres. « Jusqu’à en arriver, depuis quelques années, à l’idée que des tests génétiques puissent démontrer une paternité. Ce qui était inconcevable auparavant puisque le père était celui qui déclarait être père. Que ce soit dans le modèle ancien romain ou dans le modèle médiéval, la paternité était jusque-là totalement sociologique », observe l’anthropologue, qui rappelle qu’à Rome le père choisissait ses enfants. « Dans les familles praticiennes, la majorité des enfants accédant à la succession ne sont pas des enfants biologiques mais des enfants adoptés. » De fait, de nombreux enfants romains étaient tout simplement abandonnés (exposés), et recueillis par les marchands d’esclaves. Le lien biologique n’avait donc en lui-même aucune valeur. Le renversement de perspective est aujourd’hui total.
Victoire de la science sur le droit ? Pas vraiment. « Car la représentation qu’on a du lien biologique n’est pas du tout scientifique, nuance Laurent Barry. Les revendications des enfants nés sous X ou par un don de gamète, sont très souvent dictées par des représentations totalement erronées de ce qui se passe biologiquement. Ils vont dire par exemple : mes parents sont ceux qui m’ont élevé, mais j’ai un don pour la musique, j’aimerais savoir d’où il me vient. On a vraiment l’idée que ce que l’on est nous vient de ce lien biologique, alors que la réalité génétique est beaucoup plus mesurée »
Se connaître soi-même serait donc connaître aussi, et peut-être avant tout, ses parents biologiques. « Pourquoi est-ce devenu un droit d’avoir accès, à ses origines ? Parce que l’enfant ne se considère plus le fils d’un homme s’il est juste reconnu socialement par cet homme. Même si dans le droit il l’est, sa part d’identité paternelle passe par le lien biologique. On l’ampute donc d’une partie de son identité si on le prive de la capacité à connaître ce lien biologique », analyse Laurent Barry.
Le géniteur est devenu peu à peu le personnage central du récit identitaire. Et pour l’anthropologue, on ne pourra donc s’en sortir qu’en lui accordant un rôle social clair, distinct de celui du père ou de la mère, comme cela peut être le cas dans différentes ethnies de la planète. « Dans une ethnie du Burkina Faso, par exemple, une femme doit avoir ses premiers enfants avec un amant, qu’elle n’a pas le droit d’épouser, et c’est une fois qu’elle aura ce premier enfant qu’elle va pouvoir trouver son mari, qui le reconnaîtra. »
Sans doute faudra-t-il aussi s’affranchir de cette croyance, solidement ancrée dans le modèle chrétien de l’Una Caro comme dans celui de la biologie tout puissante, que le passé de mes ancêtre détermine ce que je suis dans le présent.
« Nous croyons souvent que si nous savons d’où nous provenons, nous saurons mieux qui nous sommes et où nos enfants iront, observe en effet l’historien Michel Wieviorka. Tout ceci repose sur l’idée que mes origines peuvent m’aider à comprendre ma personnalité, mes haines, et mes amours, mes idées, les préférences, mes échecs et mes réussites. » Or c’est la démarche inverse que l’historien nous invite à adopter : apprendre d’abord à se connaître, pour être ensuite capable de réfléchir à ce que l’on doit à ses parents, grand-parents et autres. «C’est la connaissance du présent qui éclaire le passé. Et c’est ce mouvement qui peut aider à mieux se projeter vers le futur. »