Pourquoi acceptons-nous d'être inégaux ?

Bruno Levesque, le 01/11/2022

Pour l’autodidacte que je suis, qui passa une grande partie de son adolescence à fumer des joints en bas de mon immeuble villejuifois, quelques rencontres furent décisives. La première, immense, fut celle de Claude Lévi-Strauss et son Tristes Tropiques, dont le verbe magnifique et l’intelligence hors norme me sortirent à 17 ans des torpeurs cannabidiolées dans lesquelles je marinais.

Il y en eut d’autres ensuite au fur et à mesure que je rentrais dans l’âge adulte : Jarred Diamond, Stephen Jay Gould, Yves Coppens et enfin, beaucoup plus tard, Philippe Descola (plus que sceptique d’ailleurs sur les théories du premier). Désormais parvenu à un âge où l’essentiel de ma vie est fait, comme on dit pudiquement, j’ai eu l’heureuse surprise de ressentir à nouveau cette exaltation des rencontres qui comptent. Ils sont deux cette fois, deux David, un Graeber (décédé en 2020) et un Wengrow, un anthropologue et un archéologue, et c’est donc à quatre mains qu’ils ont écrit Au commencement était…

Le programme du livre, publié en novembre 2021, est ambitieux : retracer à partir des données archéologiques récentes les trente mille dernières années de l’histoire humaine pour tenter de comprendre pourquoi notre espèce a perdu sa liberté d’inventer et de concrétiser d’autres modes d’organisation sociale que celle qui s’est peu à peu imposée, à quelques poches près, partout dans le monde. Le fameux TINA (There is no alternative) cher à Margaret Tatcher.

Les deux David ne cachent pas que ce modèle, appelons-le libéral par commodités, dominé par le marché et caractérisé par une société hiérarchisée et inégalitaire, n’est pas leur tasse de thé. Plus exactement, ils regrettent l’absence d’alternatives, alors même qu’une pluralité d’organisations sociales semble avoir marqué l’histoire de notre espèce : « Si l’humanité a bel et bien fait fausse route à un moment donné de son histoire – et l’état du monde actuel en est une preuve éloquente –, c’est sans doute précisément en perdant la liberté d’inventer et de concrétiser d’autres modes d’existence sociale. »

Des Indiens dans le salon

Les lecteurs qui ne partagent pas ce constat d’échec pourront ressentir une irritation plus ou moins marquée devant l’insistance des auteurs à faire du modèle actuel une impasse. Certains lèveront les yeux au ciel dès le début de l’ouvrage, consacré à la pensée amérindienne et à la manière dont elle aurait infusé celle des Lumières. Cette influence, peu connue, est illustrée par l’énorme succès du livre du chevalier de Lahontan, Dialogue de M. le baron de Lahontan et d’un sauvage dans l’Amérique, publié en 1704, traduit en allemand, anglais, néerlandais et italien, et régulièrement réédité pendant près d’un siècle. L’ouvrage s’appuie sur les discours d’un chef wendat (tribu appartenant à la nation huronne, située au sud de l’Ontario, au Canada), Kandiaronk (1649-1701), qui pourrait s’être rendu en France à la cour de Louis XIV en 1691 en tant qu’ambassadeur. Les David voient en ce penseur et orateur brillant le début de l’influence amérindienne sur les Lumières : « Entre 1703 et 1751, la pensée européenne fut profondément influencée par la critique indigène. Au fil de milliers de conversations conduites dans des dizaines de langues, du portugais au russe, les réactions amérindiennes initiales d’indignation et de dégoût face aux mœurs européennes se muèrent en un débat autour des concepts d’autorité, de morale, de responsabilité sociale et, par-dessus tout, de liberté. Comme le constatèrent rapidement les Français, autonomie individuelle et liberté d’action figuraient au panthéon des valeurs amérindiennes. Ces peuples organisaient leur existence de manière à minimiser le risque qu’un être puisse imposer sa volonté à un autre. À leurs yeux, la France absolutiste n’était d’ailleurs ni plus ni moins qu’une société d’esclaves indisciplinés. »

Les David remarquent que dans la lignée du Dialogue de M. le baron de Lahontan et d’un sauvage dans l’Amérique, toutes les grandes figures des Lumières s’essayèrent au style de critique sociale popularisée par Lahontan et entreprirent d’analyser leur société au prisme d’un regard étranger (Montesquieu choisit un Persan, Chateaubriand un Natchez, le marquis d’Argens un Chinois, Diderot un Tahitien, tandis que l’Ingénu de Voltaire était mi-wendat mi-français…).

Les idées de civilisation, d’évolution et de progrès issues des Lumières n’auraient donc pas été le cœur de la pensée de l’époque, mais plutôt suscitées en réaction à la férocité de la critique amérindienne sur les sociétés européennes. Wengrow et Graeber allant même, ô sacrilège, jusqu’à estimer que L’Esprit des lois « reprend au mot près » ce qu’aurait pu dire une délégation d’Osages (Indiens des Plaines, actuel Oklahoma) venue à Paris en 1725. Le célèbre « Pour qu’on ne puisse pas abuser du pouvoir, il faut que, par la disposition des choses, le pouvoir arrête le pouvoir » de Montesquieu ayant été mis depuis longtemps en pratique chez de nombreux peuples amérindiens qui organisaient leur existence de manière à bannir toute forme d’inégalité et de contrainte sociale. Les accusations de « wokisme », pour reprendre un terme à la mode, ne manqueront donc pas à l’encontre de l’ouvrage.

On peut être nombreux… et égaux !

L’analyse des auteurs reposant sur trente mille ans d’histoire analysés au prisme d’une archéologie des plus sérieuses, on ne pourra cependant pas leur reprocher de ne pas étayer leurs critiques du modèle évolutionniste, longtemps dominant dans l’histoire des sciences humaines. Ils y voient la source de « notre tendance à accepter sans broncher le récit qui fait des régimes autoritaires un résultat en quelque sorte naturel de l’agrandissement des sociétés au-delà d’un certain seuil. » Pour les David, ce modèle évolutionniste selon lequel les humains auraient d’abord vécu dans des groupes de chasseurs-cueilleurs égalitaires, période s’achevant avec l’apparition de l’agriculture et de la propriété privée, bientôt suivie, par ordre chronologique, de l’apparition des villes, de l’État, de l’administration et de la hiérarchie sociale, est tout simplement faux.

À leurs yeux, le point de vue si répandu selon lequel une société qui dépasse le stade de petits groupes atomisés tombe forcément dans « le schéma de domination de quelques-uns sur les autres » n’est pas vérifié par l’histoire. Ils s’appuient pour cela sur de nombreux exemples, notamment les mégasites d’Ukraine (-4000), dont les fouilles ne révèlent ni structures gouvernementales, ni administration centralisée, ni existence d’une classe dirigeante. Le nom de mégasites donné à ces lieux est d’ailleurs évocateur. Il s’agit pourtant de véritables villes, mais l’histoire officielle leur a dénié ce titre, comme si fédérer d’immenses populations tout en conservant un mode de production, de distribution et de consommation à dimension rurale en évitant les hiérarchies sociales inutiles les disqualifiait.

Nous partons ensuite pour Teotihuacan (-100 ; 600) et ses 100 000 habitants. La cité, qui fut à son apogée la plus grande ville de l’Amérique précolombienne, n’a pas laissé de trace d’un chef suprême et fut le lieu d’une étonnante apparition du logement social vers l’an 300. À cette période furent construits par milliers des appartements (!) confortables accueillant les habitants indépendamment de leur statut social, tandis que cessait l’érection des pyramides et autres bâtiments monumentaux qui ont fait la célébrité du site.

Nous nous rendons également en Inde, à Mohenjo-Daro (-2600), ville de 40 000 habitants, sans classe ou élite dirigeantes, sans palais ou temple. On note en revanche la présence d’un « Grand Bain », lieu de purification des corps où semblait se concentrer la vie communale.

Autant d’exemples qui font écrire aux David : « Pourquoi nous obstinons-nous à penser que ceux qui ont trouvé le moyen de s’autogouverner et de subvenir à leurs besoins sans construire de temples, de palais ni de fortifications militaires, c’est-à-dire sans faire étalage d’arrogance, d’humiliation et de cruauté, forment nécessairement des populations moins “complexes” que ceux qui n’ont pas su le faire ? » Un biais que l’on retrouve en égyptologie où les périodes dites intermédiaires sont présentées comme chaotiques alors que le Moyen-Empire, objet de toutes les admirations, est pourtant lui aussi une période très instable.

Autre idée reçue mise à mal par les auteurs : l’administration n’est pas apparue dans des royaumes et des empires, mais bien dans de toutes petites communautés (comme à Tell Sabi Abyad, en Syrie). Les outils administratifs auraient été conçus au départ non pour extraire et accumuler des richesses, mais bien au contraire pour entraver ce type de comportement.

Enfin, contrairement au stéréotype des petits groupes égalitaires par nature, des sociétés de chasseurs-cueilleurs ont révélé des différences de statuts. On connaît ainsi les parures dotées de milliers de perles d’ivoire retrouvées sur le site paléolithique de Sungir (Russie) dans les tombes de deux enfants. Ou encore les constructions monumentales de Göbekli Tepe en Turquie (-9000). Des lieux qui auraient tendance à démontrer que l’apparition de hiérarchies sociales aurait précédé celle de l’agriculture.

L’agriculture n’est pas cette évidence

L’agriculture est justement l’autre mythe patiemment démonté par les David : « face à l’extrême lenteur du processus, également marqué par des retours à d’autres formes d’organisation, il n’y a aucun sens à parler de révolution agricole ». L’apparition de l’agriculture, assenée aux étudiants comme le moment charnière où tout bascule, où l’humain passe de nomade à sédentaire, de campagnard à citadin, de barbare à civilisé, et où surgissent les villes, puis les États, les prêtres et les rois, ne serait donc pas cet instant-clé, qu’une tentation téléologique nous fait apparaître comme inévitable.

Et en effet, de nombreuses sociétés ont pratiqué des allers-retours entre nomadisme et sédentarité, notamment sur des bases saisonnières. Ainsi les Nambikwaras d’Amazonie centrale, chers à Claude Lévi-Strauss, étaient agriculteurs à la saison des pluies, chasseurs-cueilleurs à la saison sèche. Les auteurs prennent aussi l’exemple des constructeurs de Stonehenge, qui abandonnent vers -3300 la culture des céréales pour la récolte des noisettes. Renoncer à l’agriculture peut donc être une décision réfléchie. Car l’agriculture est bien plus qu’un système économique. C’est aussi « une structure mentale et des rituels (fêtes des moissons, étaler du fromage sur du pain, contempler le monde extérieur par des fenêtres…) » qui conditionnent toute l’existence. Est-il d’ailleurs étonnant que les premières traces de cet usage, en particulier dans les deltas des grands fleuves, soient une agriculture de décrue, ne nécessitant pas de gros efforts, pas de clôture et pas d’arpentage. C’est-à-dire l’exact contraire de la pratique qui nous est vendue comme s’étant inévitablement imposée à l’humanité, avec toutes les conséquences que l’on sait aujourd’hui.

En refermant le livre, une évidence s’impose. En histoire comme dans tous les domaines de notre vie, la puissance des carcans conceptuels et des schèmes enfoncés dans la cire vierge de nos cerveaux d’enfants reste notre plus grand obstacle pour une meilleure compréhension du monde. Merci donc aux deux David de contribuer à notre émancipation. Même si nous restons, eux comme moi, sans réponse face à leur question : « Comment avons-nous pu nous laisser enfermer dans une réalité sociale monolithique qui a normalisé les rapports fondés sur la violence et la domination…? », le simple fait de ne pas considérer cet état comme inéluctable est déjà en soi une avancée.

Au commencement était… Une nouvelle histoire de l’humanité, David Graeber et David Wengrow, Les liens qui libèrent, 745 pages, 29,90 euros.

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