Les « châteaux cathares » du Languedoc vont perdre leur titre

Emmanuel Monnier, le 23/09/2025

Vue de Paris, la nouvelle n’émeut guère: pour être inscrites au Patrimoine mondial de l’Unesco, huit forteresses du Languedoc, qui dominent le paysage d’Occitanie - celle d’Aguilar, de Carcassonne, de Lastours, Peyrepertuse, Quéribus et Termes, dans l’Aude, de Montségur en Ariège, et de Puylaurens dans le Tarn -, devront perdre leur appellation de « châteaux cathares ».

Pour quiconque a grandi en Languedoc, bercé toute l’enfance – comme l’auteur de ces lignes - dans l’idée qu’il vivait en « pays cathare » (marque officiellement déposée par le département de l’Aude en 1992), c’est un choc. Que dis-je, un tremblement identitaire.

Dès l’école primaire, nous – fiers Audois – apprenions que ces forteresses étaient les vestiges empierrés de l’hérésie qui avait défié aussi bien le pouvoir de l’Église que celui de la capitale royale. Et nous sentions bien, tout enfant que nous étions, qu’il y avait derrière cette promotion historique la gourmandise d’un passé glorieux que la pâle rivalité footballistique entre l’OM et le PSG peine aujourd’hui à faire revivre. Pour un Audois, il y a toujours eu en chaque héros cathare les prémices d’une Jeanne d’Arc se sacrifiant pour bouter les Parisiens hors du pays d’Oc.

Sauf que derrière l’emballement narratif de nos instituteurs fiers de leurs racines, la réalité historique s’est révélée, au fil des recherches, quelque peu divergente. Les médiévistes ont fait litière, ces dernières années, d’une vision romanesque qui sert pourtant encore de trame, l’été, à de savoureuses reconstitutions historiques destinées aux touristes.

Premier mythe ainsi déconstruit : personne, au Moyen Âge, ne se qualifia jamais de « cathare » dans le Midi de la France. Ce terme, tiré du grec « les purs », désignait à l’origine les membres d’une secte de l’Antiquité, épinglés par Saint-Augustin. Le moine allemand Eckbert le reprend, en 1164, pour déconsidérer des contestataires dans la région de Cologne. Il sera ensuite utilisé, parmi d’autres, pour désigner des hérétiques rhénans ou italiens, mais jamais pour le Languedoc.

Les touristes devront donc se faire une raison : les hérétiques qui essaimaient au XIIe et XIIIe siècle dans le Midi n’étaient pas des Cathares. Ils se nommaient entre eux « bons hommes », convaincus qu’ils étaient d’être dans la pureté des enseignements du Christ. Mais c’est moins percutant à écrire sur un panneau d’autoroute. L’Église, de son coté, les désigna à partir de 1210 « d’hérétiques parfaits », c’est-à-dire au sens plein, ou plus simplement d’« Albigeois », quand la papauté se résolut à lancer sa croisade contre eux pour les soumettre par le fer et le feu.

L’honneur est quand même sauf : une dissidence religieuse a bien existé, dans le Languedoc toulousain, il y a presque mille ans. Car comme ailleurs, l’opulence des prélats choquait les fidèles. Certains aspirent alors à retrouver la vérité nue des Évangiles, et en viennent à rejeter les sacrements qu’ils voient administrés par des clercs ne respectant pas aux-mêmes les vertus qu’ils professent. L’Église prend évidemment ombrage de cette émancipation. Elle accuse ces bons hommes d’être manichéens, car ils professent que le monde matériel, imparfait, ne peut être l’œuvre de Dieu, qu’il n’est que souffrance et donc œuvre du Malin. Pour ces hérétiques du Languedoc, l’Enfer serait donc sur terre et non dans les cieux. Seule la mort peut nous en libérer, à condition d’avoir reçu des mains d’un bon homme, la « consolation » ou consolamentum, qui délivre enfin de tout péché. Ceux qui n’ont pu l’obtenir sont condamnés à revivre une nouvelle existence dans ce monde matériel de souffrance. Plus de Jugement dernier, ni d’enfer pour les pêcheurs : de quoi rendre caduques la plupart des injonctions de l’Église, qui perd son emprise sur les âmes.

Là où le pouvoir royal est fort, cette dissidence religieuse est vite balayée. Mais au XIIe et XIIIe siècle, des seigneurs locaux règnent sur un Languedoc morcelé, à Toulouse, à Béziers ou Albi. L’hérésie s’y implante.

Peut-on dire pour autant que le Midi se rassemble sous la bannière rebelle des bons hommes ? N’en déplaise aux esprits romanesques qui en ont fait d’exaltants récits, les chiffres fournis par les registres de l’Inquisition douchent très vite l’enthousiasme. Toulouse, vers 1260, aurait abrité 1 500 dissidents, pour un peu moins de 30 000 habitants. Soit… 5 à 6 % de la population. Même pourcentage à Carcassonne, vingt ans plus tard, et à Albi. Béziers ne comptera jamais plus de 10 à 12 % de ces « hérétiques parfaits », avec 220 noms seulement répertoriés en 1209. Le pays « cathare » était donc essentiellement catholique.

Dans les campagnes, Puylaurens, gros bourg fortifié d’un peu moins de 2 000 habitants, comptabilisait en tout et pour tout 129 dissidents durant les quarante premières années du XIIIe siècle, soit là encore environ 8 % de sa population. Des proportions analogues se retrouvent d’un bourg à l’autre. « La religion des bons hommes est très minoritaire et s’affirme d’abord liée aux élites », martèle le médiéviste Jean-Louis Biget dans les années 2000. C’est moins vendeur que l’image ressassée d’une paysannerie locale et autres gueux martyrisés pour leurs idées. Mais la réalité est têtue : les petites gens, vilains et paysans, n’ont guère été concernés par cette bouffée rebelle. Les archives montrent que les bons hommes se recrutaient surtout parmi la bourgeoisie lettrée des villes, notaires, juristes ou marchands, qui peinaient à trouver leur place entre le pouvoir des grands seigneurs et les interdits que posait alors l’Église sur les prêts d’argent. Or les « bons hommes » pratiquaient sans scrupule le prêt à intérêt, et autorisaient la contraception, qui permettait de concentrer les héritages dans des fratries moins nombreuses. Ne faisant pas du mariage un sacrement, ils pouvaient en outre nouer et dénouer à volonté les alliances entre familles. Bref, cette hérésie favorise plus la bourgeoisie en développement que la paysannerie.

L’Église ne peut cependant pas tolérer une remise en cause aussi radicale de ses pouvoirs. Le pape Innocent III proclame donc l’hérésie crime contre la majesté divine et lance, en 1209, la première croisade en pays chrétien, contre le Comté de Toulouse. Il donne ainsi aux barons du nord un joli prétexte pour conquérir des terres avec sa bénédiction. Les massacres s’enchaînent à Béziers, Marmande, Minerve, Lavaur… sans pour autant venir à bout de cette dissidence. Le roi de France, qui hérite en 1224 des droits sur le Languedoc, impose en 1229 au Comte de Toulouse une paix de compromis. Et laisse l’Église user d’une nouvelle arme plus efficace : l’Inquisition.

Elle contraindra les bons hommes, minoritaires, à se cacher ou à partir. En un demi-siècle, elle en réduit drastiquement le nombre, tandis que la monarchie élimine la chevalerie des bourgs qui a participé aux révoltes. Seule la bourgeoisie des villes maintiendra un temps une dissidence politique. Entre 1280 et 1305, Cordes, Albi, Castres, Carcassonne et Limoux se liguent contre l’Inquisition. Ultime baroud d’honneur, avant la débâcle inévitable.

Car la dissidence n’est pas vaincue par les armes, mais parce qu’elle n’a bientôt plus de raison d’être. « Les élites bourgeoises ont déserté, car leurs frustrations se sont résorbées. Si les autonomies urbaines demeurent bridées par la monarchie, celle-ci offre aux techniciens de l’écrit, du droit et de la finance issus des villes d’autres champs à leurs ambitions dans son appareil administratif en pleine croissance », écrit Jean-Louis Biget. D’autant que l’Église fait disparaître l’obligation de restituer les intérêts perçus lors d’un prêt. Face à ces évolutions prometteuses, une dissidence niant toute possibilité de véritable joie sur terre offre de fait, à la bourgeoisie urbaine lettrée, peu de perspectives enthousiasmantes. La foi s’adapte aux intérêts matériels. Et la dissidence albigeoise s’éteint d’elle-même au XIVe siècle. Une fin évidemment moins glorieuse à raconter que les impressionnants bûchers qui illuminent les reconstitutions historiques. Leur souvenir sublimé s’éteignent donc une nouvelle fois aujourd’hui, pour la bonne cause de la vérité historique et de la sauvegarde d’un patrimoine fortifié qui garde nonobstant tout son attrait.

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