Lorsque j’ai deviné la forme sombre et massive qui se déplaçait dans l’eau à moins de 10 mètres de moi, j’ai paniqué et nagé vers la rive, le plus vite possible. Les cris de ma sœur rajoutaient à mon affolement. J’ai retrouvé mon calme une fois l’eau aux genoux, et nous avons regardé tous les deux la tête d’un phoque émerger à une trentaine de mètres. Il semblait juste curieux. Et j’ai de suite regretté ce moment de terreur. Pourquoi n’avais-je pas profité de l’instant ? De ce cadeau qui m’avait été offert de nager dans la Manche avec un animal sauvage, de vivre un de ces tête-à-tête qui font rêver dans les documentaires animaliers ? Pourquoi avais-je eu si peur du haut de mes 52 ans tout mouillés ?
En rentrant chez moi, j’identifiai l’animal : c’était un phoque veau-marin (Phoca vitulina). J’eus immédiatement accès à une somme d’informations : poids, durée de vie, maturité sexuelle, effectifs, répartition géographique… nous sommes l’espèce reine pour le classement. En fait, je pouvais en quelques clics à peu près tout savoir sur lui, sauf comment vivre avec.
La faute à Jésus ?
Beaucoup attribuent au christianisme cette grande coupure entre l’homme et son environnement. En 1966, Lynn White annonçait lors d’une conférence devenue célèbre que cette religion était « la plus anthropocentrique que le monde ait connue ». Les premiers vers de la Genèse, « Soyez féconds et multipliez-vous, remplissez la terre et soumettez-la », restant la preuve accablante de ce que Philippe Descola appelle « le grand partage », à savoir que les « humains deviennent extérieurs et supérieurs à la nature ». Ma panique sur la plage de Montmartin-sur-Mer serait donc due à deux mille ans de christianisme ?
Mais le coupable a le dos large. Déjà accusé, à juste titre, de considérables massacres de centaines de millions de personnes pour cause d’évangélisation forcée, il faudrait lui rajouter de m’avoir empêché de jouir pleinement de cette rencontre avec le palmipède? Un peu facile. Car enfin, il conviendrait de ne pas trop charger la mule : d’autres que moi, bien que nés sous la même bannière, tout imprégnés de christianisme et de la poisseuse ignominie cartésienne de l’animal-machine, auraient su, eux, profiter de l’instant. Il me faut bien admettre que cette panique vécue dans les eaux de la Manche a aussi à voir avec moi.
La grande coupure
Alors quoi ? Ne suis-je donc qu’une « flippette », simple hasard de ma numérotation génomique, qui sursaute dès que le moindre mammifère sauvage, même modeste, pénètre mon cylindre sacré ? Ou puis-je encore chercher coupable ailleurs et accuser ma mère de m’avoir coupé de la nature, de m’avoir effrayé enfant lorsqu’elle hurla en cultivant ses jardinières du balcon au prétexte qu’un ver de terre (Lumbricina) menaçant s’était glissé dans le sac de terreau acheté chez Truffaut ?
Car il est vrai qu’un petit banlieusard parisien né en 1969 a peu à faire avec la nature sauvage, et encore moins avec ses représentants. Les pigeons et les rongeurs auront essentiellement peuplé mon univers. Et ce ne sont pas les visites familiales au zoo de Vincennes qui rattraperont l’affaire, tant les pauvres êtres vivants qui y étaient présentés n’avaient plus que très peu à voir avec leurs frères sauvages. D’où sans doute l’importance des livres, jouets, films consacrés aux animaux, qui pallient comme ils peuvent nos enfances dépeuplées. Mais le Roi Lion ou Sophie la Girafe n’ont pas d’odeur. Que nos environnements sont pauvres ! Que nos umwelt sont tristes !
J’ai pleuré d’émotions l’année dernière en lisant Croire aux fauves de l’anthropologue Nastassja Martin, dans lequel elle raconte sa rencontre avec une ourse au Kamtchatka. Une entrevue qui la laisse le visage à moitié dévoré, mais qui lui offre en contrepartie une autre moitié, l’âme du plantigrade qui ne fait désormais plus qu’un avec elle, à tel point que les Évènes chez qui elle faisait son terrain l’appellent maintenant miedka, c’est-à-dire moitié-moitié.
J’aimerais être l’un de ces diplomates-garous réclamés par le philosophe Baptiste Morizot pour négocier avec mes collègues lupins une cohabitation harmonieuse entre hommes et loups. Je voudrais être Vincent Munier qui pleure de joie en voyant approcher vers lui une meute de loups arctiques au Canada. Ou bien François Sarano qui nage avec Lady Mystery, une femelle requin blanc de 5 mètres de long. Ou encore tous ces anonymes qui rencontrent d’autres anonymes, issus d’autres espèces, au sein des forêts, des déserts, des océans, avec rien d’autre dans leurs cœurs respectifs que la curiosité et la beauté d’être vivant sur notre planète.
Nastassja Martin écrit dans Croire aux fauves : « Quelque chose arrive / Quelque chose vient / Quelque chose fond sur moi / Je n’ai pas peur. »
La prochaine fois, j’essaierai.