Limits to growth : l’anniversaire des cinquante ans perdus pour la planète

Emmanuel Monnier, le 09/06/2022

Quand nos petits enfants batailleront pour survivre sur une planète surchauffée, aux sols épuisés, nul doute qu’ils se demanderont pourquoi nous, leurs parents, n’avons rien fait pour leur épargner cela. Comment avons-nous pu, au contraire, exiger de nos gouvernements de pouvoir continuer à mettre encore un peu d’essence pas trop chère dans nos réservoirs ? Le pire, c’est que nous ne pourrons pas leur répondre que nous ne savions pas.

Car l’année 2022 marque un anniversaire symbolique. En 1972, il y a exactement cinquante ans, paraissait un rapport explosif au titre explicite : Limits to Growth (en français, « Les limites à la croissance dans un monde fini »). Commandé par le Club de Rome, un cercle de réflexion réunissant des scientifiques, des hauts fonctionnaires de l’OCDE et des industriels comme Aurelio Peccei, membre du conseil d’administration de Fiat, et rédigé par de jeunes chercheurs du prestigieux MIT (États-Unis), l’ouvrage prétendait démontrer en quelques centaines de pages un principe finalement assez simple : dans le monde fini qui est le nôtre, il est mathématiquement impossible de faire croître indéfiniment la consommation de ressources matérielles. Tôt ou tard, l’augmentation exponentielle de la population, de la production et des pollutions se heurte aux limites des ressources naturelles et de la capacité de la Terre à absorber nos pollutions. On a beau augmenter la productivité, remplacer une ressource épuisée par une autre, voire trouver des sources d’énergie infinies, quel que soit le scénario, le système modélisé par l’équipe regroupée autour de Dennis Meadows, ingénieur en dynamique des systèmes, finit toujours par s’épuiser, puis par s’effondrer. Et pas dans mille ans : cent ans, soit la durée d’une vie humaine, sont suffisants.

Vendu à presque 4 millions d’exemplaires, traduit dans toutes les langues, ce rapport était connu dans les années 1970 de quiconque avait poursuivi un minimum d’études supérieures. Entraîna-t-il une prise de conscience ? Une énergique réaction politique ? Que nenni !

Il fut au contraire attaqué par les économistes, outrés qu’on puisse remettre en cause l’idée de croissance indéfinie : la technologie trouvera toujours les moyens de la soutenir. Les années de politiques libérales qui ont suivi ont achevé d’enterrer le rapport, mâtinant juste les discours d’un oxymore qui arrangeait tout le monde : celui de « développement durable », consistant à prétendre que l’on peut augmenter les richesses sans puiser dans les réserves disponibles pour nos successeurs. Aux ingénieurs de nous dire comment...

Cinquante ans plus tard, force est de constater que la trajectoire du monde suit, à quelques pour cent près, celle du scénario principal imaginé par l’équipe de Dennis Meadows. Et le concept d’« empreinte écologique », créé en 1997 par le jeune écologue suisse Mathis Wackernagel, détermine le « jour du dépassement », c’est-à-dire celui où l’humanité a déjà consommé plus de ressources que celles que la Terre peut renouveler en un an. En 2022, ce jour était le… 21 juillet. Et la France l’a atteint dès le 5 mai. En clair, les mêmes qui donnent des leçons de bonne gestion d’une entreprise ou d’un État font vivre sans vergogne la Terre à crédit.

En consultant, au hasard d’une enquête, ce fameux rapport au Club de Rome qui s’offre pour son 50e anniversaire une nouvelle édition, en découvrant les critiques au vitriol qu’il a reçues dès sa sortie, et qu’Élodie Vieille-Blanchard, agrégée de mathématique et docteure en sciences sociales, a minutieusement retracées dans une volumineuse thèse d’histoire des sciences, en lisant l’ode à la croissance publiée en réaction en 1981 par l’économiste libéral Julian Simon (The Ultimate Ressource), je suis frappé d’un constat : le débat, cinquante ans plus tard, n’a pas évolué d’un pouce. On retrouve toujours d’un côté les vieilles lunes cornucopiennes (du nom de la corne d’abondance dont on tirerait des ressources à l’infini) pour qui il suffira d’une forêt d’éoliennes, de centrales nucléaires et de panneaux solaires pour nous sauver du désastre sans questionner les modèles sous-jacents, opposées de l’autre aux décroissants qui, collapsologues en tête, prophétisent qu’il n’y a plus rien à faire pour éviter le mur et nous invitent à construire dès aujourd’hui la résilience du monde d’après.

« On a clairement perdu cinquante ans », me confirmait par visioconférence Jorgen Randers, l’un des trois coauteurs du rapport, que j’interviewais en mai 2022. Le professeur émérite de stratégie climatique à la Norwegian Business School d’Oslo (Norvège) enrageait de constater qu’en ayant démarré les efforts il y a cinquante ans, voire trente ans, les pays les plus développés auraient pu régler le problème en quelques décennies, pour un coût qu’il évalue à seulement 1 % du PIB annuel. Bien loin, donc, du « quoi qu’il en coûte » que nos gouvernants surent pourtant trouver pour sauver le système d’une récente pandémie. Mais le chercheur norvégien me confia aussi, désabusé, que dans nos démocraties où l’on élit d’abord ceux qui défendent nos intérêts particuliers, il est impossible d’obtenir la moindre majorité politique pour prélever sur le plus grand nombre les coûts des transitions qu’il faudra bien mener. La crise des Gilets jaunes, initialement provoquée par une nouvelle taxe sur les carburants, a eu en la matière valeur d’avertissement. « L’écologie, ça commence à bien faire », clamait en son temps un certain Nicolas Sarkozy, qui avait promis d’aller chercher la croissance « avec les dents ». Car c’était bien – peu ou prou – le mandat qui lui avait été donné.

Dès lors, que faire ? Faire payer les plus riches, me répéta Jorgen Randers lors de l’entretien. Une mesure qui allie efficacité (ce sont bien eux qui disposent du plus de ressources) et justice (ce sont aussi eux qui en prélèvent le plus) et laisser les autres se développer à leur guise. Un rapport publié en décembre 2021 par le Laboratoire sur les inégalités mondiales (World Inequality Lab) confirme que les 1 % les plus riches émettent autant de carbone que les 50 % les plus pauvres, ceux-là mêmes qui supporteront pourtant l’impact le plus élevé des efforts qu’il faudra tous faire. Je ne peux m’empêcher de penser aux caricatures qui fleurissaient dans les années 1780. On sait ce qu’il advint.

On adhère, ou pas, à ce discours. On peut en discuter à l’infini les modalités pratiques (qui est riche ? combien leur prélève-t-on ? Sous quelle forme ? Et que fait-on concrètement de cet argent ?). On peut aussi garder à l’esprit que le pauvre en France reste le riche sous d’autres latitudes et que chacun ira habilement trouver plus pollueur que soi. Bref, nous saurons trouver encore, chacun d’entre nous, mille excuses pour ne rien faire ou si peu. Lorsqu’ils marqueront les cent ans du rapport au Club de Rome, les futurs historiens ne s’étonneront pas que nous n’ayons pas réussi à nous extraire de ses sombres scénarios, mais bien que nous n’ayons pas davantage essayé.

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