« Improviser apprend à étendre sa zone de confort »

Mathieu Hainselin, le 04/11/2025

Enseignant-chercheur en psychologie, Mathieu Hainselin pratique l’improvisation théâtrale, en amateur, depuis près de dix ans. Peut-on apprendre à mieux improviser, sur scène comme dans sa vie ? Réponses du psychologue et de l’artiste.

Sommes-nous vraiment faits pour improviser ?

Oui et non. Oui au départ, parce que quand on regarde jouer des enfants, on voit qu’ils s'inventent des personnages sans se poser de questions : toi, tu serais untel, moi tel autre. Un coup, c'est le gendarme et le voleur, puis des magiciens, etc. Mais en prenant de l'âge, nous adoptons des codes, des routines, qui font que notre imagination a tendance à diminuer, à être d’une certaine façon mise sous cloche. Dans beaucoup de cadres, cette imagination, cette capacité d’improviser, est vue de façon péjorative. Improviser est compris comme bricoler, comme ne pas prendre la situation au sérieux. Les gens qui se lancent dans l’improvisation théâtrale ont souvent l'impression de rejouer comme lorsqu’ils étaient enfants, de vraiment lâcher prise à nouveau.

Les neurosciences ne montrent-elles pas que notre cerveau préfère la routine ?

C’est ce que semblent en effet indiquer certains travaux (http://linkinghub.elsevier.com/retrieve/pii/S019188691730274X). On peut supposer, en effet, que la routine permet d'aller à l'économie. Improviser demande plus d'énergie, en tout cas au début. Parce qu'une fois que des techniques d’improvisation sont apprises, une sorte de méta-automatisation s’enclenche. Comme remplacer les « oui, mais... », dans nos dialogues, par des « oui, et... », qui incitent à une écoute plus active. Ils permettent d’enchaîner sans tomber dans les pseudo dialogues, les monologues sans écoute, que créent les « oui, mais... », qu’on entend si souvent sur les chaînes d’info en continu, où chaque expert expose sa vision sans écouter l’autre.

Quand vous suivez, pour la première fois, un atelier d’improvisation qui utilise ces outils, cela vous prend une énergie incroyable. Il faut être très concentré, changer votre façon d’interagir. Vous êtes épuisé. Mais une fois que la technique est installée, cela devient naturel. Des comédiens professionnels, qui pratiquent l'improvisation depuis longtemps, peuvent créer spontanément des comédies musicales sans préparation ou vous parler en alexandrins sans effort apparent.

Donc improviser, cela s'apprend ?

Complètement. Les matchs d’improvisation par exemple, que je pratique, sont très codifiés. Deux équipes s’affrontent sur une aire de jeu. Un arbitre s'assure du bon déroulement et de l'application des règles. Comme ne pas faire de cabotinage, c'est-à-dire ne pas faire une blague juste pour s'attirer les faveurs du public au détriment de l'histoire. Ne pas être trop agressif en se mettant devant les autres pour parler plus fort, etc. C’est le respect de tous ces codes qui permet à la créativité d’émerger, ce qui est un peu contre-intuitif. Il ne faut pas qu'il y ait trop de contraintes, car cela tue la créativité. Mais s’il n'y en a pas du tout, cela peut partir dans tous les sens ou, le plus souvent, ne pas partir du tout. Dire à une personne qu’elle peut faire absolument ce qu’elle veut conduit le plus souvent à l’inhiber.

Pour être capable d’improviser, il faut s’entraîner. Un des exercices consiste, sur un sujet quelconque, à émettre quatre ou cinq idées jusqu’à avoir l’impression d’épuiser le sujet. L’exercice d’impro commence alors : maintenant que vous avez tout donné, trouvez d’autres idées. La première fois, en trouver une sixième demande un effort incroyable. Puis au bout de plusieurs semaines vous commencez à être beaucoup plus à l’aise, plus créatif.

Mais improviser est-il donné à tout le monde ?

Certains vont avoir plus de facilitées que d’autres. Nous ne savons pas quels sont les profils de personnalité les plus aptes à improviser. Cela fait partie des discussions scientifiques en cours. Dans les troupes d’improvisation que j’ai fréquentées, j’ai vu des gens très introvertis, qui venaient lutter contre leur anxiété, se révéler des bombes de créativité sur scène et faire des choses incroyables. D’autres peuvent être au contraire très extravertis mais pas particulièrement créatifs.

Ce que nous savons mesurer scientifiquement, c'est la pensée divergente, c'est-à-dire la capacité de trouver d'autres options, et la pensée convergente, qui consiste à trouver, parmi différentes options, celle qui sera la meilleure. La plupart des travaux se sont concentrés sur la pensée divergente. Et ils montrent que plus on pratique l'improvisation, meilleure est la créativité.

Elle serait donc comme un muscle que l'on travaille ?

Oui, c'est un peu cette idée d'aller chercher la 6e idée. Puis quand elle vient rapidement, la 7e, puis la 8e, et ainsi de suite. Si vous faites ça régulièrement, vous allez avoir neuf idées qui arrivent d'un coup au lieu d'en avoir juste quatre ou cinq. Vous avez alors plus de chances d'en avoir une pas trop mauvaise, et avec moins d’efforts pour arriver à de meilleures performances.

Mais comment réagissons-nous quand nous sommes subitement obligés d'improviser? Comme quand quelqu’un s’écroule devant nous alors que nous faisons nos courses, par exemple.

Cela dépend justement si vous êtes entraîné à improviser ou pas. Les trois réactions classiques sont : vous figer, vous enfuir ou vous battre. Typiquement, vous êtes en réunion, vous assistez à une présentation, votre chef vous regarde et vous demande à l’improviste ce que vous en pensez, votre analyse. Si vous êtes introverti, si vous avez peur de parler en public – l’une des trois plus grandes peurs dans toutes les cultures du monde - vous pouvez vous figer comme un lapin pris dans les phares. Vous pouvez aussi paniquer et quitter la réunion. Ou choisir d’affronter la situation et de faire face à vos collègues.

Qu'est-ce qui va déterminer le choix parmi ces trois options ?

D’abord votre degré de surprise. Et si vous avez plus ou moins peur. Cela va dépendre aussi de votre familiarité avec la situation. Si quelqu'un fait un malaise devant vous mais que vous êtes médecin, vous n'allez ni vous figer, ni partir en courant.

Pour improviser sur scène, c’est pareil. Si vous vous êtes déjà entraîné à répondre à des tas de situations différentes, en poussant très loin l’imagination, vous savez que vous pouvez vous en sortir. Ce qui est déterminant, c’est la place de l’erreur. S’il vous est arrivé, en impro théâtrale, d’être complètement à côté, mais de vous en sortir, avec l’aide éventuelle des autres, devant un public qui vous regarde, vous vous sentez mieux armé quand vous vous retrouvez ensuite à devoir improviser dans votre activité professionnelle, dans laquelle vous êtes qualifié, en sachant que vous avez déjà réussi des tâches similaires. Nous avons tous peur de l'inconnu, de faire une erreur. Même un comédien qui a 40 ans de carrière a encore le trac au moment de monter sur scène. Mais il y va. Et le risque de se figer ou de fuir est fortement diminué parce qu'il a rendu familier l'incertitude. Il a appris à la gérer.

On dit que l’improvisation théâtrale vous habitue à « sortir de votre zone de confort ». Je préfère dire « étendre sa zone de confort », parce qu’on va y aller pas à pas, comme dans les thérapies d'exposition pour soigner les phobies. Si vous avez peur des araignées, je ne vais pas vous en mettre une tout de suite sur la tête. On va y aller petit à petit, travailler sur pourquoi elles vous font peur. Il faut apprendre à étendre sa zone de confort, sans se violenter.

Mais dans quelle mesure les compétences acquises en improvisation théâtrale sont-elles transposables à notre vie professionnelle ?

Tout n’est évidemment pas transposable. Mais l'improvisation appliquée utilise justement les outils de l'improvisation théâtrale à des fins non artistiques, comme prendre la parole en public. Nous avons mené des travaux sur l'improvisation dans la formation des professionnels de santé. Le but n'est pas qu'ils montent sur scène, mais d'utiliser des compétences de communication pour améliorer la prise de décision en urgence, en contexte d’incertitude. Nous avons mis au point une formation qui utilise un hôpital reconstitué, sur Amiens, avec des salles de patients, une salle d'opération, un scanner, des bureaux, etc. [http://voir https://simusante.com/]

Les étudiants s'entraînent dans des situations au plus proche du réel, avec des patients joués par des comédiens formés à l’improvisation.

L'idée, c'est qu’un médecin va faire face à de l'imprévu qu’il va devoir gérer, notamment dans sa communication. Il y a des façons de dire les choses, des éléments de communication verbale et non-verbale, para-verbale, avec un contact visuel, une bonne distance, une modulation de la voix, qui vont faciliter la relation. Apprendre à improviser, notamment dans la communication, est important, car chaque rencontre avec chaque patient va être différente.

Et dans notre vie personnelle ?

Les études attestent que l’improvisation théâtrale rend plus créatif, en développant en particulier la pensée divergente. Elle augmente un peu le bien-être et diminue l'anxiété. Quand vous avez réussi à faire, sur scène, quelque chose que jamais vous n’auriez pensé pouvoir faire, et que le public a applaudi, vous en sortez avec un ego plus solide. Souvent, les gens qui font de l'improvisation parlent de déblocage : « Maintenant, j’ose parler en public, demander une place pour m’asseoir dans le métro ou dans le bus, etc. » Apprendre à écouter les autres, à créer du lien, à avancer ensemble, à faire attention à laisser sur scène de la place à l’autre, sont des compétences psychosociales qui se développent durant l’improvisation théâtrale et qui peuvent être réutilisées.

Moi, je conseille toujours d'essayer. Il y a de nombreux ateliers de découverte, que l’on peut faire entre amis ou en famille. Vous n’êtes même pas obligé de monter sur scène. Si cela vous plaît, c’est l'occasion de se découvrir une passion et de développer des compétences. Au pire, ce n'est pas pour vous et vous passez à autre chose. Quand j'anime un atelier, j'aime bien clore en disant : « si ça vous a plu, revenez la prochaine fois, ça sera différent. Et si ça ne vous a pas plu... revenez la prochaine fois, ça sera différent. »

Propos recueillis par Emmanuel Monnier

[Une bio en quelques mots]

Après une thèse de neuropsychologie sur les pathologies de la mémoire, Mathieu Hainselin devient, en 2013, maître de conférences en psychologie expérimentale à l’université de Picardie-Jules Verne. Ayant assisté, par hasard, à un match d’improvisation, il se passionne pour cet art théâtral, qu’il pratique depuis en amateur. Il s’en sert aujourd’hui comme cadre de nouvelles recherches sur les soubassements psychologiques de l’improvisation, et sur l’utilisation des techniques d’improvisation en formation professionnelle.

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